Étranger.ère à soi

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Réflexion sur le courant du « self-care »

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Dans les années 1980, alors qu’elle luttait contre le cancer, Audre Lorde a affirmé que de prendre soin d’elle-même était « un acte de guerre politique ». Depuis, le self-care est devenu un mot à la mode dans les milieux activistes. La rhétorique du self-care est passée de spécifique à universelle, de provocative à obligatoire. Lorsqu’on parle de self-care aujourd’hui, parle-t-on de la même chose que Lorde ? Il est temps de réexaminer ce concept.

NDLT : pour faciliter la lecture, j’ai choisi d’utiliser le plus souvent dans le texte le terme anglais care pour référer à la fois au concept de soin et de se sentir concerné. Ainsi, dans un but de cohérence et de fluidité de lecture, j’utilise parfois le terme anglais self, plutôt que son équivalent français soi, ainsi que le terme self-care, pour lequel je n’ai pas trouvé de traduction française satisfaisante. Notez aussi, qu’en tant que Québécoise, j’ai parfois recours à des termes issus du joual et des anglicismes couramment utilisés au Québec, qui, à mon avis, transmettent mieux le propos du texte original.


Pour tout
ce à quoi nous tenons
Pour tou.te.s
celleux à qui nous tenons

Reconsidérer le self-care

Quel est donc le problème du care ? Et pourquoi, parmi tous les sujets possibles, choisir le self-care ?

Tout d’abord, parce que c’est devenu une vache sacrée. S’il est pénible d’entendre les gens parler benoîtement de quoi que ce soit, il l’est davantage lorsqu’il s’agit des choses les plus importantes. L’unanimité pieuse implique un côté obscur : dans l’ombre de chaque église, un nid d’injustices. Il crée un autre, traçant une ligne à travers nous et entre nous.

Self et Care – dans cet ordre – sont des valeurs universellement reconnues dans notre société. Quiconque cautionne le self-care est du côté des « Bons » – ce qui revient à dire qu’une telle personne est contre tout ce qui en nous ne correspond pas au système de valeur prédominant. Si nous souhaitons résister à l’ordre dominant, nous nous devons de jouer l’avocat du diable, à la recherche de ce qui est exclu et dénigré. À chaque fois qu’une valeur est considérée comme universelle, nous retrouvons de la pression normative : par exemple, la pression de prendre soin de soi – performer le self-care – pour le bien des autres, pour maintenir les apparences. Une part importante de ce que nous faisons en société consiste à maintenir une image de réussite et d’individu autonome, peu importe la réalité. Dans ce contexte, la rhétorique du self-care peut masquer musèlement et contrôle : Occupe-toi toi-même de tes problèmes, s’il-te-plaît, pour que personne d’autre n’aille à le faire.

Assumer que le self-care est toujours bon signifie prendre pour acquis que le self et le care ont toujours le même sens. Nous voulons ici remettre en question les définitions monolithiques et statiques du soi et du soin. Ainsi, ce que nous proposons, c’est que différents types de soins/care produisent différents types de soi, et que le care est l’un des champs de bataille où se jouent les luttes sociales.

Ne me dis pas de me calmer

Quoique ses partisan.e.s soulignent que le self-care peut prendre une forme différente pour chaque personne, les suggestions qu’illes apportent sont toutes un peu les mêmes, ce qui est plutôt louche. Que voyez-vous en pensant aux activités stéréotypes « self-care » ? Boire de la tisane, regarder un film, prendre un bain moussant, faire de la méditation, du yoga ? Cette sélection suggère une idée vraiment restreinte de ce qu’est le self-care : essentiellement, se calmer les nerfs.

Toutes ces activités sont conçues pour interagir avec le système nerveux parasympathique, lequel régule le repos et la récupération. Mais certaines formes de soins requièrent de l’activité vigoureuse et de l’adrénaline, qui relèvent aussi du système nerveux parasympathique. Par exemple, une façon de prévenir le désordre de stress post-traumatique est de donner suffisamment de liberté au système nerveux parasympathique pour qu’il puisse évacuer le traumatisme du corps. Quand une personne a une attaque de panique, tenter de la calmer aide rarement. Le meilleur moyen pour « gérer » une telle attaque est de courir.

Alors commençons par rejeter toute compréhension normative de ce que signifie prendre soin de soi. Cela peut vouloir dire allumer des chandelles, écouter un album de Nina Simone, ou relire l’histoire de Rémi Sans Famille d’Hector Malot.(NDLT : Des animaux pour toute famille de Randall Jarrell dans la version anglaise, j’ai mis une référence plus commune aux francophones). Ça peut aussi vouloir dire BDSM, d’intenses performances artistiques, des combats d’arts martiaux, briser les vitres d’une banque, ou confronter un.e agresseur.e. Pour certaines personnes cela peut vouloir dire de travailler vraiment fort, et pour d’autres de complètement cesser de fonctionner. Il ne s’agit pas seulement d’une platitude post-moderne (« différents moyens pour différentes personnes »), mais bien de déterminer quelle est notre rapport à nos défis et nos angoisses.

Prendre soin de soi ne veut pas dire de se pacifier. Nous devrions nous méfier de toute compréhension du self-care qui amalgame bien-être et placidité, ou qui nous demande de performer la « santé » pour les autres. Peut-on plutôt imaginer une forme de care qui outillerait chacun de nous, pour parvenir à établir une relation intentionnelle avec notre côté obscur, nous permettant ainsi de puiser de nouvelles forces de notre tourbillonnant chaos intérieur ? Être doux avec soi-même peut être une partie essentielle pour y parvenir, mais nous ne devons pas établir une dichotomie entre la guérison et interagir avec les défis autour et à l’intérieur de nous. Si le care est seulement ce qui se produit lorsqu’on se détache de nos luttes, nous serons pour toujours déchirés entre l’insatisfaction de s’être retirés du conflit, ou son envers, un travail compulsif (NDLT : workaholisme) qui n’est jamais suffisant. Idéalement, le care intégrerait et transcenderait à la fois la lutte et le repos, en démontant ainsi les frontières qui les séparent.

Ce genre de care ne peut pas être décrit avec des platitudes. Ce n’est pas un item commode à ajouter au programme d’une organisation sans but lucratif. Il requiert des mesures qui interrompront nos rôles actuels, nous mettant en conflit avec la société en général et même avec certaines personnes qui prétendent essayer de changer le monde.

L’amour est un champ de bataille

Pour identifier ce qui vaut la peine d’être préservé dans le self-care, on peut commencer par scruter le concept de care. Quand on affirme que le care est un Bien universel, on passe à côté du rôle que le care joue dans la perpétuation des pires aspects du statu quo. Le care dans sa forme « pure » – dissocié d’un quotidien dans une société capitaliste et des luttes contre le capitalisme – n’existe pas. Le care est partisan, il peut être répressif ou libérateur. Certaines formes de care reproduisent l’ordre existant et sa logique, d’autres nous permettent de le combattre. Nous voulons que nos manifestations du care nourrissent la libération, pas la domination – unir les gens selon une nouvelle logique et de nouvelles valeurs.

Des aides à domicile en passant par les professionnel. les de l’entretien ménager, sans parler des dispenseurs.euses de soins infirmiers, de services d’hospitalité ou de lignes téléphoniques érotiques, les femmes et les personnes de couleur sont en charge de façon disproportionnée des soins qui maintiennent cette société en fonction, mais ont disproportionnellement peu d’influence sur ce que ces soins renforcent. Ainsi, une énorme quantité de ces soins sert à huiler le mécanisme qui maintient la hiérarchie en place : les familles aident les policiers à se détendre après le travail, les travailleurs.euses du sexe aident les hommes d’affaires à relâcher la pression, les secrétaires sont la main invisible qui sauve les mariages de leurs patrons cadres.

Le problème avec le self-care n’est pas seulement sa composante individualiste. Pour certains d’entre nous, se concentrer sur le self-care plutôt que de prendre soin des autres serait d’ailleurs une proposition révolutionnaire, quoique presque inimaginable – alors que les privilégiés peuvent se féliciter mutuellement sur leurs excellentes pratiques du self-care sans reconnaître à quel point leur subsistance dépend des autres. Lorsque nous concevons le self-care comme une responsabilité individuelle, nous sommes moins susceptibles de voir les dimensions politiques du care.

Des appels à une grève du care (NDLT : en anglais ‘caring strike’ pourrait aussi être traduit par ‘grève de la bienveillance’) ont été lancés : une résistance collective publique contre la façon dont le capitalisme a réquisitionné le care. Dans leur texte “Une grève très prudente” le groupe militant espagnol Precarias a la Deriva explore les voies par lesquelles le care a été ou est rendu invisible - travail du sexe, service à la clientèle, soin émotionnel non rémunéré dans les familles, etc. Le groupe nous met au défi d’imaginer des moyens d’arracher le care à son rôle de maintien d’une société stratifiée, pour plutôt devenir un outil de solidarité et de révolte.

Mais un tel projet repose sur les épaules de celleux qui sont déjà parmi les plus vulnérables de la société. Il faudrait une quantité énorme de soutien pour les membres de familles, les travailleurs.euses du sexe, les secrétaires, etc. pour pouvoir mener une grève du care sans en subir des conséquences consternantes.

Donc, plutôt que de promouvoir le self-care, nous pourrions chercher à réorienter et redéfinir le care. Pour certains d’entre nous, cela signifie reconnaître la façon dont nous bénéficions du déséquilibre dans la répartition actuelle du care, et de passer de formes de care qui se concentrent sur soi seulement vers des structures bénéfiques pour tous les participants. C’est se demander : qui travaille pour que vous puissiez vous reposer ? Pour d’autres personnes, cette réorientation pourrait signifier de mieux prendre soin de soi que ce à quoi on nous a appris que nous avions droit, même s’il est irréaliste de s’attendre à ce que quelqu’un entreprenne cela individuellement, dans une sorte d’approche de consommateur du soi. Plutôt que de créer des communautés fermées (NDLT : ‘gated community’ fait référence à des lieux dont l’entrée est limitée et contrôlée, on pense notamment aux quartiers 55+ de snowbirdsen Floride avec piscine et jardiniers, aux complexes de condosavec services de lave-auto, gym, piscines sur le toit, réservés aux résidents…) de care, recherchons des formes de care exhaustives, globales, qui brisent l’isolement et menacent nos hiérarchies. La réthorique du self-care a été réappropriée de manière à renforcer le sentiment qu’ont les privilégiés que tout leur est dû, mais une critique du self-care ne doit pas être utilisée comme une arme supplémentaire contre ceux qui sont déjà découragés de demander de l’aide et des soins. En bref : Step up, step back. (NDLT : terme utilisé pour désigner une ‘règle de base’ parfois utilisée pour faciliter des discussions de groupe non-oppressives. En résumé : pour celleux plus enclin.es à écouter qu’à prendre la parole, de considérer prendre plus de place, de parler plus, et pour celleux qui sont habituellement les premiers à parler, ou qui parlent plus souvent, d’envisager de laisser de la place, d’écouter plus.)

Une lutte qui ne comprend pas l’importance du care est vouée à l’échec. Les révoltes collectives les plus féroces sont construites sur des bases faites de soutien, d’entraide et de soins mutuels. Mais réclamer le care ne signifie pas de seulement nous donner plus de care, comme un élément de plus sur la liste des choses à faire. Cela signifie rompre le traité de paix avec nos dirigeants, retirer le care des processus de reproduction (NDLT : ici l’auteur fait écho au concept de « reproduction » dans le sens de reproduction de la force de travail, c’est-à-dire ce qui est nécessaire pour que le travailleur soit apte à travailler de nouveau.) de la société dans laquelle nous vivons et l’utiliser à des fins subversives et insurrectionnelles.

Dis-moi comment tu réponds au danger, Je te dirai aisément comment tu as vécu Et ce qu’on t’a fait subir. Tu montres ainsi si tu veux rester en vie, Si tu penses que tu le mérites Et si tu crois Qu’il est bon d’agir.

–Jenny Holzer

Au-delà de l’instinct de conservation

« Je souligne simplement que le fait “santé” est un fait culturel au sens le plus large du terme, c’est-à-dire à la fois politique, économique et social, c’est-à-dire lié à un certain état de conscience individuelle et collective. Chaque époque en dessine un profil “normal”. »

— Michel Foucault

La meilleure façon de vendre un programme de normalisation aux gens est de le définir en termes de santé. Qui ne veut pas être en bonne santé ?

Mais comme le ‘self’ et le ‘care’, la ‘santé’ n’est pas monolithique. En soi, la santé n’est pas intrinsèquement bonne, elle est tout simplement la condition qui permet à un système de continuer à fonctionner. Vous pouvez parler de la santé d’une économie, ou de la santé d’un écosystème : ils sont souvent en opposition. Ceci explique pourquoi certaines personnes décrivent le capitalisme comme un cancer, tandis que d’autres accusent “les anarchistes du black bloc” d’être le cancer. Les deux systèmes sont létaux l’un à l’autre ; nourrir l’un c’est compromettre la santé de l’autre. La fonction répressive des normes de santé est assez évidente dans le domaine professionnel de la santé mentale. Où drapétomanie et anarchia étaient autrefois invoqués pour stigmatiser les esclaves et les rebelles en fuite, les cliniciens d’aujourd’hui diagnostiquent le trouble oppositionnel avec provocation. Et la même chose se passe loin des institutions psychiatriques.

Dans une société capitaliste, la tendance à mesurer la santé en termes de productivité ne devrait pas être surprenante. Self-care et workaholism sont les deux faces d’une même pièce : se préserver pour pouvoir produire plus. Cela expliquerait aussi pourquoi la rhétorique du self-care est si répandue dans le secteur sans but lucratif, où la compétition pour le financement est forte et oblige souvent les organisateur.trice.s à imiter le comportement des corporations, même si illes utilisent une terminologie différente. Si le self-care est simplement un moyen d’atténuer l’impact de la demande sans cesse croissante pour plus de productivité plutôt qu’un rejet transformatif de cette demande, il fait partie du problème. Pour que le self-care soit anti-capitaliste, il doit exprimer une conception différente de la santé.

Cela s’avère particulièrement compliqué dans la mesure où notre survie est étroitement interconnectée avec les mécanismes du capitalisme, une condition que Foucault appelle le biopouvoir (NDLT : pouvoir qui s’exerce sur la vie, des corps et de la population, en opposition avec le pouvoir monarchique de donner la mort). Dans la situation actuelle, la meilleure façon de préserver sa santé est d’exceller dans la compétition capitaliste, celle-là même qui nous fait tant de mal.

Pour échapper à ce cercle vicieux, il faut passer de reproduire le “self” à produire quelqu’un d’autre. Cela exige une notion du self-care qui est transformative plutôt que conservatrice, qui entend le soi comme dynamique plutôt que statique. Le but n’est pas d’éviter le changement, comme dans la médecine occidentale, mais plutôt de le stimuler ; dans le jeu de Tarot, la Mort représente la métamorphose. “Il n’y a pas d’autre pilule à prendre, autant alors avaler celle qui nous a rendu malade.”

Du point de vue du capitalisme et du réformisme, tout ce qui menace les rôles sociaux est malsain. Tant que nous sommes maintenus à l’intérieur de leur paradigme, il se peut que ces comportements jugés malsains soient la seule échappatoire. Rompre avec la logique du système qui nous a gardé en vie exige une certaine dose d’insouciance téméraire.

C’est peut-être là le lien entre les comportements apparemment autodestructeurs et la rébellion, qui remonte à bien avant le punk rock. Le côté radical des assemblées d’Occupy Oakland, qui rassemblait tous les fumeurs, était connu affectueusement comme le « bloc du poumon noir » [NDLT : Black Lung Bloc] - le cancer d’Occupy, en effet ! L’énergie autodestructrice qui pousse les gens à la toxicomanie et au suicide peut également leur permettre de prendre des risques courageux pour changer le monde

Nous pouvons identifier plusieurs courants au sein des comportements autodestructeurs, dont certains présentent un énorme potentiel. Nous avons besoin de mots pour explorer ce phénomène, puisque le vocabulaire du self-care tend à perpétuer une fausse binarité entre maladie et autodestruction d’un côté, et santé et lutte de l’autre. Car, lorsque nous parlons de rompre avec la logique du système, nous ne parlons pas seulement d’une décision courageuse venue de nulle part prise par des sujets sans doute en bonne santé. Même en dehors des comportements « autodestructeurs », beaucoup d’entre nous ressentent déjà la maladie et le handicap qui nous excluent du concept de santé établi par la société. Cela nous oblige à débattre la question de la relation entre santé et lutte.

En ce qui concerne la lutte anti-capitaliste, est-ce que nous associons aussi santé et productivité, ce qui implique que les malades ne peuvent pas participer efficacement ? Au lieu de cela, sans affirmer que le malade est le sujet révolutionnaire comme le fait le Projet Icarus, nous pourrions chercher des moyens d’aborder la maladie qui nous extirpent de notre conditionnement capitaliste, interrompant une façon d’être dans laquelle l’estime de soi et les liens sociaux sont fondés sur un manque de care pour nous-mêmes et entre nous. Plutôt que de les pathologiser comme des troubles devant être guéris pour des raisons d’efficacité, nous pourrions réinventer le self-care comme une façon de trouver dans la maladie et l’autodestruction de nouvelles valeurs et possibilités.

Pensez à Virginia Woolf, Frida Kahlo, Voltairine de Cleyre et toutes les autres femmes qui ont tiré partie de leurs luttes privées avec la maladie, les blessures et la dépression pour créer des expressions publiques de care indiscipliné. Que dire de Friedrich Nietzsche : sa mauvaise santé n’était-elle qu’un simple obstacle virilement vaincu ? Ou est-ce que son état de santé est inextricable de ses idées et de ses luttes, une étape essentielle sur le chemin qui l’a conduit au-delà de la ‘sagesse reçue’ pour découvrir autre chose ? Pour comprendre ses écrits dans le contexte de sa vie, nous devons nous imaginer Nietzsche dans un fauteuil roulant chargeant une ligne de police anti-émeute, et non s’envolant dans les airs avec un S sur la poitrine.

Notre fragilité humaine n’est pas un défaut regrettable à traiter par le self-care approprié, pour pouvoir se remettre au travail. Maladie, invalidité et improductivité ne sont pas des anomalies à éliminer ; ce sont des moments qui se produisent dans la vie de tous. Ces moments offrent un terrain commun où nous pourrions nous retrouver, connecter et nous entendre. Si nous prenons ces défis au sérieux et si nous nous autorisons à nous concentrer sur eux, ils pourraient montrer la voie qui nous permettrait de dépasser la logique du capitalisme, vers un mode de vie dans lequel il n’y a pas de dichotomie entre le care et la libération.

Trois perspectives

I. Oubliez la sécurité

La pièce silencieuse craque sous le poids de la douleur partagée. C’est la troisième semaine de ce groupe de soutien pour hommes qui ont été agressés sexuellement dans leur enfance. Après avoir brisé la glace par des introductions et des généralisations, nous plongeons profondément dans les détails désordonnés de nos traumatismes.

Et ce n’est pas joli. La litanie des symptômes de manuels scolaires s’est jouée dans la vie de ces hommes qui luttent avec la colère, les obsessions, l’incertitude sexuelle et l’incapacité à faire confiance, en strates de honte inébranlables. Les lumières fluorescentes se reflètent sur les chaises pliantes en métal. Deux hommes y sont assis. Leurs vies, très différentes, les ont tous deux conduit d’une manière ou d’une autre dans cette salle. Ce soir, c’est l’instabilité introduite dans leurs mariages respectifs par leurs tentatives de guérison qui leur a permis de se rapprocher. Par-dessus tout, ils craignent de gruger les murs impénétrables les séparant émotionnellement de leurs amis et conjointes. Ils ont peur qu’en démontant ces murs divisant leurs vies en des compartiments distincts, ils perdront le sens de qui ils sont et du même coup, perdront leurs femmes et leurs enfants, victimes collatérales de la chrysalide larguée dans le processus de renaissance de cette guérison longtemps désirée, mais tout aussi redoutée.

Sirotant un café décaféiné dans un verre de styromousse, un autre rapporte l’histoire d’un homme qui n’a commencé à affronter ses abus qu’une fois vieux. Après s’être accordé le droit d’être honnête pour la première fois, il a dit à son épouse, mariée il y a 40 ans, que tout ce temps-là, il ne l’avait jamais vraiment aimée. Les têtes se crispent, mais personne ne parvient à hocher la tête en signe de reconnaissance ; ils ne font que claquer leur langue ou grogner doucement.

Je peux voir la peur vibrer dans les yeux des hommes plus âgés, dont les enfants les attendent dans des maisons de banlieue, et l’anxiété chez les plus jeunes qui n’ont pas encore commencé de familles. La terreur de l’inconnu, peu importe en quoi consiste cet espace qui se trouve au-delà de la mosaïque du déni et de l’attitude défensive qu’ils en sont venus à considérer comme faisant partie intégrante de leur moi.

Mon co-facilitateur, désireux de terminer la rencontre sur une note édifiante, remercie mécaniquement tout le monde pour ce qu’ils ont partagé. Puis, déployant un sourire plein d’espoir, il propose un tour de table et demande à chaque personne de mentionner « une chose que vous allez faire pour prendre soin de vous cette semaine. »

Aussitôt, les yeux pivotent latéralement ; les bras se croisent. J’ai du mal à respirer.

Ce rituel de clôture a été mis en place à l’insistance des partisans du self-care de cet organisme sans but lucratif. Et qui pourrait s’en plaindre ? Évidemment que nous devons savoir comment se détendre, se réconforter, garder les pieds sur terre, et puiser la force de poursuivre nos efforts pour guérir ou pour soutenir ceux qui en ont besoin.

Alors pourquoi cette question semble-t-elle être si déplacée ce soir ? Peut-être qu’un tel dénouement, faussement positif, dévalorise en quelque sorte l’intensité de la douleur divulguée ; comme si se souvenir de méditer ou de faire de l’exercice pouvait atténuer la douleur de dévoiler une vie passée à cacher des abus horribles dans l’enfance.

Je réalise que ce n’est pas tout, alors qu’à tour de rôle les hommes tentent timidement de se plier à cette finale malgré la dissonance émotionnelle. La raison pour laquelle ces hommes sont ici va droit au cœur - ils sont en train de détruire leur Moi, afin de s’en sortir. Ce « je » qui a été le premier à prendre la parole, en détournant le regard durant les entretiens d’accueil sur le canapé en cuir souple, celui qui m’a parlé du demi-frère ou de l’ami de la famille qui a brisé son enfance, ce « je » ne peut pas être le même que celui qui quitte l’organisme après douze semaines, ou l’expérience entière ne s’avèrerait qu’un gaspillage. Comme ils l’ont si éloquemment expliqué eux-même ; depuis l’abus, ils ont passé leur vie à porter des masques, à repousser l’intimité par peur de se faire découvrir, à s’adapter aux désirs et aux attentes de ceux qui les entourent, tel des caméléons, au prix de leur bonheur. Ils ne sont pas là pour prendre soin de ces « moi » limitants, fabriqués de toutes pièces. Ils sont là pour les transformer.

Il y a deux façons de voir cela. D’un côté, quelque part sous le traumatisme, il se trouve un vrai soi, une essence qui n’a pas été entachée par la violence et ses conséquences, et si seulement ils pouvaient se remettre du traumatisme, ils seraient réorientés vers qui ils sont vraiment, vers qui ils étaient destinés à être. D’un autre point de vue, beaucoup plus effrayant, mais aussi beaucoup plus près de la réalité qu’ils décrivent, il n’y a aucun moyen de savoir qui ils auraient pu être si leur vie n’avait pas été si cruellement interrompue, et ils n’ont aucune idée de qui ils deviendront quand, ou si, ils s’en sortent. Emploi, relations, identité, personnalité, rien ne semble établi ni stable. Les doigts entrelacés, ils avancent vers l’abîme, étourdis par le vertige d’une liberté imminente, ou à tout le moins d’autre chose que leur vie confinée.

Alors que l’homme suivant décrit la randonnée qu’il prendra avec ses chiens dans le bois, ou le thérapeute avec qui il va débriefer, tout ce que je peux imaginer est la terreur paralysante de la chute vers l’inconnu, des masques et des déguisements qui glissent et se précipitent contre les roches. J’imagine une balle de laine étroitement ficelée qui se démêle en dégringolant, mais qui n’a rien à révéler en son centre ; le fil douloureusement tendu est enfin desserré, et on s’aperçoit qu’il n’était enroulé autour d’aucun noyau. Perdu dans mes pensées, je me rends à peine compte que mon co-animateur me fixe. Tous les autres ont parlé.

Je souris et marmonne une blague à mon propos. Je me creuse la tête pour trouver quelque chose à dire qui pourrait s’approcher de cet esprit de joyeuse affirmation de soi. Pourtant, un long silence inconfortable s’étire alors que s’épluchent les secondes. J’ai beau essayer autant que je peux, je ne peux pas énoncer une seule banalité encourageante sur la façon dont je vais décompresser après cette rencontre. Au lieu de cela, mon cerveau nage dans des fantasmes de vengeance, grinçant d’une rage impuissante, de douleur et de honte. Et par-dessus tout, un mépris bouillonnant pour cette idéologie bien intentionnée, qui tente de nous calmer, de nous pacifier, cette idéologie qui récupère nos luttes désespérées de survie pour mieux réaffirmer ces mêmes contraintes et le monde misérable qui les a créées. J’ai la langue épaisse ; mon rythme cardiaque s’accélère. J’ouvre la bouche pour parler.

« Je vais… je vais écrire cette semaine. Écrire m’aide à mettre de l’ordre dans mes idées et mes émotions. »

Avec un sourire soulagé, mon co-animateur se tourne vers le groupe et émet une autre platitude sur l’importance de prendre soin de soi-même avant de souhaiter bonne nuit à tous. Les chaises raclent le sol, les mains se serrent fermement, puis glissent dans les poches sous des épaules voûtées alors que les hommes sortent et se mélangent à l’air froid de novembre, vers des mondes vacillants au bord de la catastrophe.

II. Sauvez-vous de ce qui est confortable

Nous sommes assemblés en cercle dans un rituel pour exprimer notre douleur face à l’état de l’environnement. Les organisateurs ont réuni un groupe diversifié ; je vois une fille avec des cheveux mi-longs et des strechers dans les oreilles chercher une chaise pour une femme avec de longs cheveux gris qui ne peut pas s’asseoir par terre. En diagonale de moi, est assis un propriétaire d’entreprise qui a exhorté publiquement le procureur du district à porter des accusations criminelles contre la dernière personne que j’ai embrassée. Je suis mal à l’aise avec tout ça, mais si on définit la communauté en termes de proximité et d’influence les uns sur les autres, c’est bien ce qu’on retrouve ici.

Un par un, nous entrons dans le cercle. Il est divisé en quatre quadrants, et nous tenons chacun un objet symbolique. Nous frottons des feuilles séchées sur nos visages en larmes. Nous brandissons le bâton vers le ciel avec colère. Nous tenons le bol et regardons dans le vide de notre confusion. La pierre pèse lourd dans nos mains de tout le poids des peurs qui nous immobilisent, la paralysie de laquelle ce rituel est conçu pour nous libérer. Alors que nous parlons, nos histoires sortent : les enfants toxicomanes, les amis en prison, les produits à usage unique, les sommets montagneux détruits. Nous sommes les témoins des uns et des autres dans les luttes à la fois partagées et spécifiques.

C’est ce que font les animaux en bonne santé avec leur douleur et leur stress. Ils se rassemblent ; ils prennent soin les uns des autres. Les éléphants créent des cérémonies de sons et de mouvements autour de leurs morts. Les primates prennent plaisir au toilettage mutuel qui apaise et crée des liens sociaux délibérément harmonieux. Même dans un laboratoire stérile, les rats libèrent des cages leurs congénères, encore et encore.

Il est difficile d’être sain dans notre culture. Comme la plupart de nos cousins mammifères, nous avons évolué pour entrer dans un état d’alerte au son d’une brindille qui craque ou à la vue d’une ombre qui passe au-dessus de nos têtes, pour relaxer une fois que le danger est passé. Pourtant, nous vivons dans des environnements que nos systèmes nerveux peinent à gérer même lors d’une bonne journée : nous travaillons, étudions, et socialisons souvent dans des espaces clos mal ventilés, avec des angles aigus et des murs plats qui véhiculent une impression de piège inévitable. Notre néocortex, déjà surexcité par un afflux incessant de sons et d’images insignifiantes, doit aussi naviguer à travers les nouvelles de menaces sans fin : fusillades dans les écoles, incendies d’usine, contamination de l’eau, drogue du viol (GHB). Et malgré tout cela, nous sommes censés rester calmes, disciplinés et productifs.

Notre système nerveux recherche le rythme ; des vagues de curiosité et d’intérêt suivies de moment de satisfaction, un état de vigilance suivi d’une période d’apaisement, établir des liens avec les autres sur la base d’expériences sensorielles et émotionnelles communes. Privés de ces rythmes, notre cerveau et notre système nerveux entrent dans divers états de dysfonctionnement : hyper-vigilance ou arrêt complet (shutdown), dépression ou rage. En essayant d’y échapper, les gens s’empêtrent dans des dépendances qui imitent la satisfaction de leurs besoins et de leurs instincts : achats compulsifs pour notre instinct de faire des provisions, pornographie sur internet pour notre libido, drogues pour les états extatiques. Les systèmes dans lesquels nous vivons tout à la fois fournissent et condamnent ces plaisirs, mais aucun de ces substituts ne crée les mêmes effets physiologiques que les occupations et les états naturels qu’ils imitent. Le cerveau et le corps ainsi niés se retrouvent coincés dans une spirale paralysante ou surmenante.

J’ai été élevé dans une maison où le seul fait d’exister était péché. L’âme a été dépravée par la vie dans le corps ; le contrôle et la soumission de ce corps sont ainsi aussi importants pour le salut que toute la grâce divine. Quand mon père est mort, ma pauvre mère s’est retrouvée à devoir sauver trois adolescents et un bébé de l’existence terrestre et de la damnation éternelle probable qui en résulte. On ne lui avait montré qu’une façon de le faire. Désormais seule avec la responsabilité du petit paquet de chair qu’est un enfant, elle s’en est remise à une vieille règle : « qui aime bien, châtie bien ». Je me suis fait battre pour des réponses instinctives comme retourner un sourire à des personnes âgées à l’église ou pour avoir un haut-le-cœur en essayant d’avaler des aliments à la texture bizarre, sans compter les accidents comme renverser du lait.

Aujourd’hui, en tant qu’adulte qui prend soin de soi-même, le fait de savoir ce qui est bon pour moi et de pouvoir en faire le choix m’apparaît comme une liberté et un privilège. Toutefois, enfant j’ai appris que le care ne vient pas seul, mais avec des attaches, et parfois aussi avec du barbelé ou des clôtures électriques, ce qui fait qu’être vulnérable et intime avec les autres peut me sembler risqué, et même dangereux. Il m’arrive d’être incapable de répondre à la bonté ; parfois je ne peux même pas l’accepter. Pour moi, ce qui est facile et familier, c’est l’isolement.

Comme beaucoup de survivants, je peux m’engager dans des stéréotypes de self-care, alors qu’en fait je m’isole. Faire du yoga ou de la course, écrire des critiques élogieuses de livres sur l’acceptation de soi, canaliser mes émotions dans des projets artistiques élaborés ou sur un blog autorévélateur… tout cela peut sembler courageux, ou même éclairé. Pourtant, je ressens cette forme de self-care moins comme une libération et plus comme si j’étais en isolement cellulaire, pour reprendre l’expression carcérale. Parfois, ce dont j’ai vraiment besoin, c’est que quelqu’un se présente chez moi avec un plat préparé, s’assoie là pendant que je picore dans mon assiette, reste avec moi jusqu’à ce que je tombe endormi assis sur le canapé, puis m’envoie au lit et me borde. À l’occasion, cela se produit sans que je n’aie à le demander. Et parfois, je dois courageusement alerter quelqu’un, lui dire que j’ai besoin de parler ou de pleurer, ou tout simplement de ne pas être seul. Il y a des moments où ne pas persévérer à prendre soin de moi-même est la forme la plus radicale de self-care que je peux pratiquer.

Je crois à l’auto-régulation émotionnelle. Nous avons besoin de ces compétences pour gérer nos agitations sans avoir recours à l’agression, pour poursuivre l’aventure, le travail, et le mystère de façon autonome et avec joie. Cela ne veut pas dire que nous devons ou devrions réguler ces émotions dans la solitude.

Quand j’ai commencé à étudier les traumatismes, j’ai appris sur le concept de l’attaque ou de la fuite ; un animal acculé va fuir ou attaquer, selon ce qui est la meilleure stratégie dans une situation donnée. Plus tard, j’ai appris sur le gel – l’instinct de faire le mort jusqu’à ce que le danger soit passé – et la possibilité de rester coincé dans ce gel si le danger ne semble jamais finir. Voilà pourquoi tant de gens qui souffrent de syndrome de stress post-traumatique se font d’abord diagnostiquer la dépression : ils sont restés gelés.

J’ai récemment appris que nous ne fuyons, n’attaquons, ou ne faisons le mort qu’après qu’une tentative d’engagement social ait échoué. Notre premier réflexe sous la contrainte ou la menace est de rechercher la solidarité ou le réconfort auprès d’autres personnes. Si cela réussit, nos systèmes de panique se relâchent et nous pouvons retourner à d’autresfonctions telles que le jeu ou l’invention. Sachant que notre système nerveux réagit si fortement à la présence des autres, il devient clair qu’on ne peut pas séparer l’auto-prise en charge (self-) et la réciprocité du care.

L’importance de prioriser la prise en charge réciproque du care devient encore plus claire quand nous comprenons que notre stress et les traumatismes sont un sort commun et non des pathologies individuelles. En tant qu’animaux humains, nous vivons dans des environnements qui provoquent l’incohérence émotionnelle et physiologique. Bien que nous ne soyons pas en mesure d’éliminer immédiatement les systèmes qui nous emprisonnent, nous avons de bien meilleures chances de nous en tirer si nous ne nous laissons pas duper à penser nos luttes ou leurs solutions comme étant individuelles. En trouvant plus de moyens d’agir en toute honnêteté les uns envers les autres, que ce soit dans la peine ou dans la joie, nous devenons plus forts et plus résistants – individuellement et collectivement.

III. Détruire sa réputation

Ça fait des années que je pratique mal le self-care.

J’ai appris cette phrase dans un contexte, dans des conversations où tout apparaissait comme une évidence. Tout comme pour les « safe space », qui me semblaient être une première étape facile pour résoudre un problème compliqué. Mais comme le concept de sécurité, le concept de soin s’ouvrait sur une immense vacuité interne. Combien d’entre nous se sentent en sécurité, dans quelque environnement que ce soit ? Combien d’entre nous connaaissent au plus profond de soi la sensation du care ?

Durant l’été 2008, alors que Philadelphie brillait sous la chaleur qui montait des hottes et du béton, je m’allongeais dans ma petite chambre humide au troisième étage d’une maison collective, sans transpirer. Des pochettes claires d’eau de noix de coco et des petits paquets verts d’électrolytes couvraient la commode à côté de mon lit, une pile d’offrandes provenant d’ami.es. Mes pensées se sont élevées lentement entre des océans de silence. Je compris que j’avais atteint un moment de prise de conscience interne ; quelque chose dans la façon dont j’avais jusqu’à ce jour dirigé le véhicule qu’était mon corps devait changer. J’avais reçu mon congé de l’hôpital après une nuit d’observation. Les médecins m’avaient renvoyé chez moi avec un médicament contre la nausée et aucune réponse. C’était il y a dix jours, et mon système digestif était toujours en grève. J’étais trop faible pour marcher dans le couloir jusqu’à la salle de bain sans aide. Périodiquement, je forçais quelques aliments solides dans ma gorge, avec des résultats désastreux. Des vagues de douleur enserraient ma tête et mes entrailles, rendant le repos impossible.

M’être rendu dans un tel état semblait indiquer un échec personnel. La cause de ma maladie était un mystère. Sans diagnostic, sans antagonisme à blâmer, je ne pouvais pas m’empêcher de voir la racine de ma maladie comme quelque chose de défectueux à même ma constitution.

Parmi les nombreuses choses que j’ai crues à propos de qui je suis, l’une d’elle a été constante : quelque chose ne fonctionne pas avec moi, et j’ai besoin de le corriger. C’est seulement une fois cette défectuosité corrigée que je pourrai vivre convenablement : développer mes talents, être utile aux autres et, surtout, être digne d’amour. C’est ma responsabilité de me réparer, afin de ne pas être un poids pour les autres. Cachée dans l’obscurité des profondeurs de ma conscience, refaisant surface occasionnellement de façon inattendue, cette croyance a façonné mon identité et mon approche du self-care. J’ai intériorisé le truisme « vous devez prendre soin de vous-même si vous voulez prendre soin des autres » comme un commandement : « vous devez prendre soin de vous-même, AFIN DE pouvoir vous consacrer à votre travail principal, c’est-à-dire prendre soin des autres ».

J’avais essayé de toutes mes forces de m’occuper de moi-même. Allongé dans mon lit après mon hospitalisation, dans un déclin dramatique qui était franchement embarrassant, j’ai essayé de faire une trêve avec mon corps. De quoi as-tu besoin, lui ai-je demandé, pour reprendre le travail ? Je suis prêt à conclure un marché. La réponse que j’ai reçue me fit reculer, comme si quelqu’un avait placé dans mes bras l’enfant beuglant d’un étranger et m’ordonnait de l’aimer et de l’élever comme le mien.

Dans cette société, nous valorisons et cultivons les traits de personnalité qui maximisent la productivité. Nous apprenons à contrôler nos désirs et à limiter nos besoins ; nous sommes louangés pour notre auto-suffisance et lorsque nous démontrons de l’endurance. Soyez un bon travailleur ; maintenez le cap ; contenez vos émotions ; faites le petit effort de plus, celui qu’on ne vous demandait pas (explicitement) ; on n’a rien sans rien. Pour équilibrer les effets drainants de cette autodiscipline, le marché nous offre de nous indulger en tant que consommateur. Gâtez-vous ; profitez de la luxure ; faites-vous plaisir ; évadez-vous. La culture activiste peut aussi basculer entre ces pôles de maîtrise de soi et d’indulgence personnelle, bien que nous ayons tendance à embrasser l’éthique de travail capitaliste tout en restant méfiant du confort capitaliste. Ce que nous décrivons quand nous parlons de self-care est souvent l’un de ces pôles. Entraînement exigeant, ou aller se faire masser. Faire un jeûne ou une cure, ou s’offrir un jour de congé. Travailler sur ses bébittes en thérapie, ou prendre un bain moussant. Dans tous ces efforts pour prendre soin de nous-mêmes, nous suivons des chemins bien usés au sein du capitalisme, des sentiers qui remontent jusque là où tout a commencé.

Tout comme nos corps accumulent les traces de plomb, d’arsenic, de mercure et d’autres toxines industrielles, nos psychés absorbent les valeurs et la violence de notre culture. Nous pouvons passer toute notre vie à essayer de guérir de ces toxines sans jamais échapper ou changer les conditions qui nous empoisonnent. Santé et bien-être, toujours insaisissables, peuvent devenir une obsession. L’approche du self-care basée sur le contrôle fonctionne sur le même modèle que le système immunitaire : nous surveillons nos frontières, tentant de maintenir une certaine forme de pureté. Quand nous trouvons quelque chose d’indésirable en nous-mêmes, nous encerclons la menace et organisons une attaque. L’approche auto-indulgente fonctionne comme un opiacé – elle apaise notre douleur et soulage les symptômes. La première approche repose sur une définition stricte de ce qui est soi et de ce qui est étranger, et la seconde repose sur juger correctement l’intérêt de se défaire du soi afin de le préserver. Les deux modes nous amènent à poursuivre un horizon inatteignable.

Il existe une troisième approche. Semblable à l’alchimie et à la digestion – un lent processus d’incorporation d’une substance qui la transforme éventuellement en autre chose. Cette approche exige de la patience et de la fluidité. Lorsque le sens de soi n’est pas fixé sous une forme - son âge, la taille de son corps, son humeur, son niveau de force physique – on peut travailler avec des influences apparemment toxiques, les dissoudre lentement et les redistribuer jusqu’à ce qu’elles deviennent quelque chose de totalement nouveau : Soi. La plus grande différence entre cette forme de self-care et les autres, plus courantes, c’est que vous ne savez pas qui vous allez devenir à la fin de l’expérience.

Le point tournant dans mon rétablissement est venu quand j’ai arrêté d’essayer de me réparer. J’avais consacré des années à devenir un fantasme de santé via un self-care implacable : quelqu’un qui pouvait travailler sans relâche avec un minimum de carburant, sans être ralenti par les blessures ou la douleur. Bref, quelqu’un qui n’aurait plus besoin de soins. Malgré des analyses anticapitalistes élaborées, tant que je jugeais mes valeurs par ces normes de productivité saine, je suis resté aligné sur la moralité du marché.

Quand j’en ai appelé d’une trêve avec mon corps, le message troublant que j’ai reçu, c’est que je ne pouvais pas résoudre le mystère de ma maladie de façon rationnelle. Il n’y avait ni programme, ni procédure, ni solution facile. Ce n’était pas une grève syndicale, mais une insurrection. Mon corps n’avait qu’une demande : abandonne. Tu dois m’aimer, exactement tel que je suis. Ce corps imparfait, endommagé, qui pourrait ne jamais se remettre. Cette douleur sourde à l’abdomen. Ta propre peur et ta solitude. Après quelques battements de cœur d’inquiétude, j’ai commencé à reconsidérer ma situation. Que peut-il bien avoir à aimer ici ? Au moment-même où je posais la question, la douleur remplit mon champ de vision.

Le Care, le Soin, une abstraction vide, un mot codé pour une autre forme de travail : ce que les travailleurs de ferme font pour les poulets en cage. Il m’apparaît maintenant empli d’une sorte de brillance noire, comme un vaisseau de verre avec quelque chose de dangereux bouillant à l’intérieur. Ce n’est pas le point de sérénité trouvé au plus profond de moi, tel que promis par certains instructeurs de yoga. C’est quelque chose de dynamique et instable ; intensément personnel, tout en étant cohésif. La douleur qui brûle mes muscles et mes tripes ne s’est pas amoindrie, mais elle a commencé à se séparer en des notes distinctes qui forment un accord. La frustration que j’ai nourrie contre mon corps non-coopératif n’a pas disparu, elle s’est intensifiée, au contraire, en rage – mais de la rage dirigée vers l’extérieur, en mesure de protection.

Je viens de vivre le revirement le plus important de ma vie. J’ai cessé de me ranger du côté de l’ennemi.

Care to Struggle, Care to Win

Care : à la fois se sentir concerné et prendre soin. Se soucier de lutter, Soigner pour lutter Se soucier de gagner, Soigner pour gagner

LECTURES SUPPLÉMENTAIRES

On Being Ill, par Virginia Woolf

One Woman’s Fight to Die Her Own Way, par N’Drea

On Becoming an Alchemist : A Guide for the Modern Magician, par Catherine MacCoun

On Audre Lorde’s Legacy and the ‘Self’ of Self-Care, Three-part essay, lowendtheory.org.